Quand l’école part à la rencontre de l’entreprise…

Des enseignants qui font des stages en entreprise, ou qui jugent que celle-ci n’est pas assez présente dans les établissements scolaires… Ces deux univers, que l’on oppose souvent, commencent à se rapprocher. Mais les préjugés ont la vie dure.

entreprise et ecole

Nous ne sommes pas des marxistes attardés ! » Ce lundi 27 janvier, Zakia Hidouche-Touati, professeure de sciences économiques et sociales (SES) dans un lycée de la banlieue parisienne, suit une formation au siège du groupe Vinci. Pilotée par l’Institut de l’entreprise – un think tank réunissant plus de 130 grandes entreprises françaises ou implantées dans le pays -, en partenariat avec le ministère de l’Education nationale, cette formation vise à rapprocher les enseignants du monde de l’entreprise. Une vingtaine de professeurs de SES, tous volontaires, se sont inscrits à ce stage, qui se déroule sur trois journées : une chez Vinci, une autre chez BNP Paribas et la troisième, consacrée au débriefing et à la réalisation de fiches pédagogiques, à l’Institut de l’entreprise. A l’heure du rapprochement école-entreprise impulsé par le chef de l’Etat, l’initiative rencontre un certain succès, dont se réjouit la responsable du programme, Béatrice Couairon. « J’ai plus de demandes que d’entreprises qui acceptent de participer », confie cette ancienne cadre commerciale de Danone, devenue professeure de SES. Au fil de la matinée se succèdent les interventions du PDG de Vinci, Xavier Huillard, et d’autres membres de la direction. Les enseignants ont, eux, à coeur de défendre leur image. « Beaucoup de professeurs sont très ouverts, contrairement aux préjugés », assure Zakia Hidouche-Touati. « Les préjugés sont de chaque côté », estime Caroline Tomasella, professeure de SES à Noisy-le-Sec (Seine-Saint-Denis). Elle souligne ainsi « le langage de communication » sur l’entreprise. Allusion aux films institutionnels montrés aux enseignants, dans lesquels Vinci est « au service de la vie de chacun » et emploie des « compagnons », casques vissés sur la tête et tout sourire, sur des chantiers dans le monde entier. « Il n’y a pas, poursuit-elle, d’un côté, des professeurs qui seraient complètement réfractaires au monde de l’entreprise, de l’autre, un monde de l’entreprise qui serait merveilleux. La réalité est forcément entre les deux… » Enseignant au lycée Turgot de Paris et président fondateur du Printemps de l’économie de Paris, dont l’objectif est d’ouvrir l’école sur l’économie, Pierre-Pascal Boulanger est plus radical : « On nous donne une vision idyllique de l’entreprise, mais on n’est pas dupes, indique-t-il. De la part d’entreprises supposées savoir cibler des clientèles ou des marchés, c’est très mal venu de nous présenter ces films institutionnels qui nous font hurler de rire. C’est un peu nous prendre pour des martiens… » Cela dit, au-delà de ce qu’ils qualifient de « propagande », tous jugent les échanges avec Vinci et, plus généralement, ces stages en entreprises, riches d’illustrations pour leurs cours. Certains s’y inscrivent d’ailleurs chaque année. Une vision déformée Et ils préconisent un rapprochement à double sens. « La réciprocité est insuffisante, poursuit Pierre-Pascal Boulanger. J’aimerais que les chefs d’entreprise viennent s’immerger dans nos établissements scolaires. C’est comme cela qu’on brisera les représentations mutuelles que nous avons l’un sur l’autre, dont beaucoup sont erronées. » Le président de la fondation Croissance responsable, Christian Poyau, qui organise lui aussi des stages d’enseignants en entreprise, affirme « poursuivre le même but : rapprocher l’école et l’entreprise et faire tomber les images d’Epinal des deux côtés ». Les stages permettent aux enseignants « d e mieux comprendre l’économie de marché », dit-il. Mais ils mettent aussi les entreprises face à leurs responsabilités, car « 30 % des élèves de troisième ne trouvent pas de stage », regrette-t-il. C’est bien là que le bât blesse, insiste une enseignante, Salima Ayad. Elle organise depuis plusieurs années des visites d’entreprises pour ses collègues. « Les enseignants sont ouverts, déclare-t-elle. Nous sommes à l’affût de l’information pour nos jeunes. Mais, lorsqu’ils demandent des stages ou cherchent un emploi, personne ne leur ouvre les portes. Les gamins dont les parents ont des carnets d’adresses trouvent un stage. Mais les autres, non. C’est d’autant plus dommageable que l’on explique par ailleurs aux élèves que chacun peut avoir sa chance… » Tous les enseignants, c’est une évidence, ne sont pas aussi convaincus que ceux présents ce jour-là chez Vinci. Le défi est de « réussir à toucher les réticents », glissent certains, parfois l’air gêné. Ils ont des collègues qui considèrent que « visiter des entreprises est une perte de temps » ou qui « culpabilisent » à l’idée de ne pouvoir assurer leurs cours s’ils partent en stage. Il faudrait « inscrire le stage dans l’emploi du temps des enseignants » sans qu’il soit perçu comme une contrainte, suggère Béatrice Co Du côté de Vinci, accueillir des enseignants est perçu comme un moyen de rectifier « une vision déformée de l’entreprise ». « Notre métier de la construction est un beau métier, insiste le directeur général adjoint de Vinci Construction, Fernando Sistac. Il mérite une meilleure image. Or, en France, quand vous n’êtes pas bon, on vous envoie dans un lycée professionnel de maçonneriuairon. Une hypothèse à laquelle travaille le président de l’association 100.000 entrepreneurs, Philippe Hayat, pour le compte du gouvernement. e. On colle donc à la filière construction une image d’échec scolaire. » Le discours n’est pas sans rappeler celui de Jean-Marc Ayrault, en visite à Marseille en novembre dernier. Passant devant Eurocopter, il demande au préfet si cette entreprise « florissante » du groupe EADS embauche. « Oui, des centaines d’emplois, lui répond le préfet. Mais ils ont une difficulté : ils ne trouvent pas de main-d’oeuvre. » « Pourtant, à Marseille, il y a bien une jeunesse qui ne demande qu’à travailler », s’étonnait à l’automne le Premier ministre, en installant le Conseil national éducation économie (CNEE). Un organisme qui vise à m ieux articuler « le système éducatif et les besoins du monde économique ». « Il faut qu’on se batte ensemble pour valoriser tous les métiers », conclut ce jour-là Jean-Marc Ayrault. Le propos est en phase avec la sentence prononcée l’an dernier par François Hollande : « Stimuler l’esprit d’entreprendre dans notre pays, c’est d’abord le rôle de l’école. » Dans le même esprit, le ministre de l’Education nationale, Vincent Peillon, défend un « lien étroit entre le redressement productif et le redressement éducatif ». « La mission de l’école est de préparer l’avenir et c’est aussi celle des chefs d’entreprise », plaide-t-il. Il évoque ainsi régulièrement les « 130.000 à 150.000 jeunes qui sortent du système scolaire sans emploi et sans qualification », auxquels il faut « donner un avenir et une insertion professionnelle ». La présidence du CNEE a été confiée à l’ancien PDG d’Air France-KLM Jean-Cyril Spinetta. Retraité de l’Education nationale, il a travaillé dix ans au ministère, comme directeur des collèges et inspecteur général de l’administration. « La puissance, le rayonnement, l’influence d’un pays résident d’abord, et peut-être même surtout, dans son système d’éducation et de formation », esti me-t-il. Citant l’économiste Robert Boyer, il évoque « l’excellence industrielle allemande qui trouve ses racines profondément dans son système de formation, lequel résulte d’une très longue histoire ». Robert Boyer parle à cet égard d’ « une efficace professionnalisation des salariés » expliquant « la bonne spécialisation » du pays et sa capacité exportatrice. Elle serait due au système éducatif. « En Allemagne, la majorité de la population ne va pas dans la filière académique mais à l’école professionnelle, qui offre une excellente formation technique, y compris théorique, décrit Robert Boyer. Et les salaires qu’on obtie nt à la sortie de l’école sont très élevés. Ce n’est pas une carrière par défaut que suivent ces élèves, c’est une carrière positive. » Faut-il alors suivre l’exemple allemand ? « Depuis la loi sur la formation professionnelle de 1971, ce modèle mêlant formation en alternance et revalorisation du travail dit manuel n’a cessé d’alimenter réflexions, lois, négociations collectives », poursuit-il. Mais « le caractère élitiste du système français avec ses filières générales nobles et, en bas de l’échelle, la malédiction du travail ma nuel, industriel et mal payé » a continué de l’emporter. Une « malédiction » française ? « Ce n’est pas seulement spécifique à la France mais propre à l’Europe du Sud, précise l’économiste. Alors que l’Allemagne, le Danemark ou la Finlande ont des modèles très différents. » « Les oppositions stériles dans lesquelles on a parfois voulu enfermer l’école et l’entreprise appartiennent au passé », veut croire Jean-Marc Ayrault. Il juge que « le dialogue entre l’école et l’entreprise est indispensable pour mener le combat pour l’emploi, pour la compétitivité, pour l’innovation ». Et évoque un « climat de confiance peu à peu trouvé entre l’école et l’entreprise ». Un sondage publié le 19 novembre par OpinionWay et l’institut Treize articles pour le compte du Réseau national des entreprises pour l’égalité des chances dans l’Education nationale lui donne en partie raison : 71 % des enseignants en collège et lycée estiment que l’entreprise n’est pas assez présente à l’école. Mais, pour 90 % des professeurs interrogés, l’entreprise apparaît comme un lieu hostile, synonyme de stress (90 %) et d’exploitation (62 %). L’épanouissement (40 %) et la convivialité (38 %) arrivent en bas de tableau. Et les élèves, qu’en pensent-ils ? A la sortie des lycées Jules-Ferry (Paris 18e) et Lamartine (Paris 9e), certains portent un regard peu reluisant sur l’entre les élèves arrivent avec une vision de l’exploitation, observe Pierre-Pascal Boulanger. Ils ont une approche très manichéenne : d’un côté, le fol espoir de l’emploi ; de l’autre, une énorme méfiance car, dans leur tête, l’entreprise est méchante. » Il reste « beaucoup prise. « Les entreprises gagnent beaucoup d’argent parce qu’elles délocalisent », lance Eliasse, élève de seconde. Oumou, seize ans, évoque « les aspects négatifs de l’entreprise » entendus en cours, et « ces firmes multinationales qui volent le métier des petits agriculteurs ». Gabriel, en première économique et sociale (ES), la voit comme « un lieu de rapport de force », où les conditions de travail sont « négatives ». « Alors qu’on ne parle quasiment plus jamais de Marx dans les programmes d’économie, à faire », conclut-il. Publié par Les Echos par Marie-Christine Corbier Le 11.02.14 Source : http://www.lesechos.fr/entreprises-secteurs/finance-marches/actu/0203275305648-quand-l-ecole-part-a-la-rencontre-de-l-entreprise-649355.php

Publié le 2 février 2014 | | Laissez vos commentaires

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